Oeuvres
eventuell.silence (2021)
Vera Wahl & Manuela Villiger + Biographie
Pour leur troisième programme en duo, Vera Wahl et Manuela Villiger nous proposent une performance autour de la notion de silence. Qu’entend-on par silence ? Quel est son rôle dans une œuvre musicale ? Cet « examen détaillé du silence et de sa perception (non)-consciente » explorera par la performance les présupposés et les limites d’une notion naturellement intuitive, mais dont la définition reste néanmoins multiple.
Avant 1945, quelques rares exceptions exceptées, le silence a été considéré comme un paramètre sonore résultant des autres. Il n’existait que par la négation, c’est-à-dire lorsque hauteur, durée, intensité et timbre étaient fixés à zéro ; en somme, il ne jouait pas de rôle en lui-même. Pourtant, on conviendra aisément que la musique est consubstantielle à la présence du silence : sans une atmosphère silencieuse, la musique ne peut émerger dans un cadre favorable. On citera l’adage resté célèbre du pianiste et chef d’orchestre András Schiff : « au commencement il y a le silence, et la musique naît du silence. Le silence est la condition préalable à toute musique. »
Au-delà d’être une condition nécessaire, le silence tient une place importante dans la compréhension de la forme d’une œuvre. Par exemple, les micro-silences qui marquent la fin des phrases articulent le discours global et permettent ainsi à l’auditeur d’organiser temporellement la succession des idées. Prenant comme modèle une peinture, le théoricien américain Edward T. Cone considérait le silence comme le cadre formel (« frame ») d’une pièce musicale ; le silence précède et succède à la pièce et articule son contour. Dès lors, il agit autant comme un « canevas vierge » servant de support à la performance musicale que comme une entité-frontière : c’est à la fois la base et le relief du morceau.
Plusieurs compositeurs ont déjà expérimenté les limites de la notion de silence. Un des exemples les plus marquants est 4’33’’ de John Cage (1952), qui laisse la part belle au silence de l’interprète, mais non au silence absolu. Les sons de l’environnement du concert forment le corps de la pièce : faute de bruits intentionnels, les sons résultants de cette absence émergent au premier plan. Ce qui était silence devient alors musique ; c’est le contexte qui dicte ce qui a le mérite de rester du silence.
Parvient-on alors à délimiter les contours d’une notion aussi fluctuante ? Les théoriciens du silence considèrent parallèlement plusieurs types de silences. La musicologue et psycho-acousticienne Elizabeth Hellmuth Margulis en distingue trois : le silence noté, le silence acoustique et le silence perçu. Le plus basique, celui noté, consiste en l’ensemble des éléments figurant explicitement dans un texte musical (e.g. soupirs, points d’orgue, grandes pauses), symboles d’un arrêt momentané de la production d’un son.
Qu’en est-il du silence acoustique ? Un tel silence équivaudrait physiquement à une absence totale d’ondes. Existe-il, ou du moins, serions-nous capables d’en percevoir l’effet ? On sait que même dans une pièce anéchoïque, dont les parois absorbent toute onde émise, un humain entend son propre système sanguin… Il faut en conclure que le silence acoustique est, par la nature de nos organes, vain, si ce n’est relatif à la qualité de notre perception. De manière générale, il reste difficile d’étudier le silence, puisque, tout mouvement créant des ondes, celles-ci viendraient perturber les mesures du phénomène.
Parmi nos cinq sens, l’ouïe et la vue sont probablement ceux qui motivent le plus souvent notre perception des éléments extérieurs. Propagation de la lumière et propagation du son se complètent alors pour former une image intellectuellement cohérente du monde environnant. La légère différence de vitesse entre les deux crée une attente, celle d’une cohérence entre événement visuel et événement auditif. On sait par exemple qu’à la vue d’un éclair, le son du tonnerre suivra de peu la perception de la déflagration lumineuse. Cette attente créée par la vue peut néanmoins être déçue auditivement, par des leurres visuels, comme quand un interprète joue dans le vide. Cette frustration auditive est exploitée par le duo eventuell. : elles voient dans cette promesse de son un rapprochement avec les promesses électorales, qui ne trouvent pas toujours un écho dans les prises de décisions effectives !
Enfin, notre sensation est fondamentale dans la qualité du silence perçu. Reprenant l’exemple de l’éclair, le musicographe François Cotinaud explique qu’un « silence étourdissant suit l’éclair le plus violent, car nous redoutons le bruit fracassant qui ne manquera pas de retentir dans l’instant suivant. » Ainsi, même si physiquement il n’y a pas de silence, l’effet de l’attente produit le besoin d’une résolution auditive. On reste tout ouïe à l’événement sonore, ce qui transforme son attente en une interminable absence de stimuli sonore : un silence perçu.
Force est de constater que la notion de silence reste toutefois difficile à définir précisément. Le compositeur Yann Robin (né en 1974) qui affirmait « le silence me fait peur », a employé des combinaisons orchestrales produisant de basses fréquences, si faibles que l’oreille humaine ne saurait les distinguer. Toutefois, les ondes produites pouvaient être ressenties par un corps humain. S’agissait-il alors encore de silence ?
Vera Wahl et Manuela Villiger ajoutent une dimension politique au silence, car au-delà du phénomène acoustique, il désigne aussi un mode de vie face aux événements qui nous entourent. Rester silencieux, faire taire une opinion, maintenir un tabou sont tant de procédés relatifs à une absence de communication, à un isolement social. Ce sens figuré du silence a toute sa place dans l’œuvre du duo : puisqu’un silence n’est physiquement pas perceptible, un silence social serait-il soutenable ? Aussi eventuell.silence se définit-elle comme « une œuvre continue, située à mi-chemin entre le concert, le théâtre musical, le discours politique et le documentaire. »
Texte par Christophe Bitar
Avant 1945, quelques rares exceptions exceptées, le silence a été considéré comme un paramètre sonore résultant des autres. Il n’existait que par la négation, c’est-à-dire lorsque hauteur, durée, intensité et timbre étaient fixés à zéro ; en somme, il ne jouait pas de rôle en lui-même. Pourtant, on conviendra aisément que la musique est consubstantielle à la présence du silence : sans une atmosphère silencieuse, la musique ne peut émerger dans un cadre favorable. On citera l’adage resté célèbre du pianiste et chef d’orchestre András Schiff : « au commencement il y a le silence, et la musique naît du silence. Le silence est la condition préalable à toute musique. »
Au-delà d’être une condition nécessaire, le silence tient une place importante dans la compréhension de la forme d’une œuvre. Par exemple, les micro-silences qui marquent la fin des phrases articulent le discours global et permettent ainsi à l’auditeur d’organiser temporellement la succession des idées. Prenant comme modèle une peinture, le théoricien américain Edward T. Cone considérait le silence comme le cadre formel (« frame ») d’une pièce musicale ; le silence précède et succède à la pièce et articule son contour. Dès lors, il agit autant comme un « canevas vierge » servant de support à la performance musicale que comme une entité-frontière : c’est à la fois la base et le relief du morceau.
Plusieurs compositeurs ont déjà expérimenté les limites de la notion de silence. Un des exemples les plus marquants est 4’33’’ de John Cage (1952), qui laisse la part belle au silence de l’interprète, mais non au silence absolu. Les sons de l’environnement du concert forment le corps de la pièce : faute de bruits intentionnels, les sons résultants de cette absence émergent au premier plan. Ce qui était silence devient alors musique ; c’est le contexte qui dicte ce qui a le mérite de rester du silence.
Parvient-on alors à délimiter les contours d’une notion aussi fluctuante ? Les théoriciens du silence considèrent parallèlement plusieurs types de silences. La musicologue et psycho-acousticienne Elizabeth Hellmuth Margulis en distingue trois : le silence noté, le silence acoustique et le silence perçu. Le plus basique, celui noté, consiste en l’ensemble des éléments figurant explicitement dans un texte musical (e.g. soupirs, points d’orgue, grandes pauses), symboles d’un arrêt momentané de la production d’un son.
Qu’en est-il du silence acoustique ? Un tel silence équivaudrait physiquement à une absence totale d’ondes. Existe-il, ou du moins, serions-nous capables d’en percevoir l’effet ? On sait que même dans une pièce anéchoïque, dont les parois absorbent toute onde émise, un humain entend son propre système sanguin… Il faut en conclure que le silence acoustique est, par la nature de nos organes, vain, si ce n’est relatif à la qualité de notre perception. De manière générale, il reste difficile d’étudier le silence, puisque, tout mouvement créant des ondes, celles-ci viendraient perturber les mesures du phénomène.
Parmi nos cinq sens, l’ouïe et la vue sont probablement ceux qui motivent le plus souvent notre perception des éléments extérieurs. Propagation de la lumière et propagation du son se complètent alors pour former une image intellectuellement cohérente du monde environnant. La légère différence de vitesse entre les deux crée une attente, celle d’une cohérence entre événement visuel et événement auditif. On sait par exemple qu’à la vue d’un éclair, le son du tonnerre suivra de peu la perception de la déflagration lumineuse. Cette attente créée par la vue peut néanmoins être déçue auditivement, par des leurres visuels, comme quand un interprète joue dans le vide. Cette frustration auditive est exploitée par le duo eventuell. : elles voient dans cette promesse de son un rapprochement avec les promesses électorales, qui ne trouvent pas toujours un écho dans les prises de décisions effectives !
Enfin, notre sensation est fondamentale dans la qualité du silence perçu. Reprenant l’exemple de l’éclair, le musicographe François Cotinaud explique qu’un « silence étourdissant suit l’éclair le plus violent, car nous redoutons le bruit fracassant qui ne manquera pas de retentir dans l’instant suivant. » Ainsi, même si physiquement il n’y a pas de silence, l’effet de l’attente produit le besoin d’une résolution auditive. On reste tout ouïe à l’événement sonore, ce qui transforme son attente en une interminable absence de stimuli sonore : un silence perçu.
Force est de constater que la notion de silence reste toutefois difficile à définir précisément. Le compositeur Yann Robin (né en 1974) qui affirmait « le silence me fait peur », a employé des combinaisons orchestrales produisant de basses fréquences, si faibles que l’oreille humaine ne saurait les distinguer. Toutefois, les ondes produites pouvaient être ressenties par un corps humain. S’agissait-il alors encore de silence ?
Vera Wahl et Manuela Villiger ajoutent une dimension politique au silence, car au-delà du phénomène acoustique, il désigne aussi un mode de vie face aux événements qui nous entourent. Rester silencieux, faire taire une opinion, maintenir un tabou sont tant de procédés relatifs à une absence de communication, à un isolement social. Ce sens figuré du silence a toute sa place dans l’œuvre du duo : puisqu’un silence n’est physiquement pas perceptible, un silence social serait-il soutenable ? Aussi eventuell.silence se définit-elle comme « une œuvre continue, située à mi-chemin entre le concert, le théâtre musical, le discours politique et le documentaire. »
Texte par Christophe Bitar
Concerts SMC Lausanne
Lundi 07 Novembre 2022 (Saison 2022-2023)
eventuell.duo
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