if and only if (2019)
Eric Wubbels + Biographie
pour violon, violoncelle et piano
création suisse
Si et seulement si : c’est par la porte de la double implication mathématique que Wubbels nous plonge dans un univers truffé de nombres, lesquels décrivent aussi bien les rapports métriques que les rapports acoustiques. En huit mouvements, if and only if développe le concept de fréquence, une notion qu’il a exploitée dans plusieurs pièces de musique de chambre : the children of fire come looking for fire (2012), being-time (2013-15) ou encore gretchen am spinnrade (2016).
Les nombres qui constituent la moelle épinière de l’œuvre s’organisent par rapport à un plan cartésien, une ligne de référence dont le propos musical s’éloigne ou se rapproche au fur et à mesure des mouvements. C’est dans ce déplacement « oblique » que surgissent les affects de la musique : retours à l’origine après moult chutes, retours en arrière et pérégrinations brumeuses, qui constituent le parcours cahoté d’une œuvre topologique.
Wubbels écrit que sa pièce se structure « en spirale, car les fréquences tournent continuellement et sont interprétées de diverses manières comme des rythmes, des mesures, des battements ou des fréquences fondamentales. » Le violon et le violoncelle ont trois cordes en commun : la, ré et sol, à distance d’une octave. Sur ce terreau naît une « série subharmonique » engendrée par les résonnances acoustiques de ces trois notes fondatrices. Elles servent de guidons dans le degré de précision des intervalles de la pièce. A partir d’une note fondamentale, Wubbels calcule le ratio fréquentiel donné par les altérations d’Helmoltz-Ellis. Cette échelle ordonne la précision des micro-intervalles par le biais de proportions mathématiques, la fréquence exacte entre deux notes.
Ce travail sur des fréquences différentes est particulièrement frappant au début du quatrième mouvement, spiral canon. A ce moment, violon et violoncelle procèdent par mouvement contraire tout en faisant entendre des rapports harmoniques basés sur des nombres entiers, lointain héritage de la théorie musicale pythagoricienne où le nombre entier est roi.
Cet emploi de notes « calculées mathématiquement » dépasse inévitablement le cadre du tempérament égal, qui veut que chaque demi-ton soit équivalent à tout autre, à l’instar du clavier d’un piano. Ici, le réservoir de notes est changé, ouvrant la réflexion sur les notions essentielles de consonnance et de dissonance. Celles-ci, au-delà d’avoir structuré un large pan de l’esthétique de la musique savante occidentale, forment le canevas qui guide notre oreille dans le rapport à ce que nous entendons. En l’occurrence, l’emploi quasi-systématique de notes au-delà du champ habituel du tempérament égal tend à bouleverser nos prédispositions auditives quant aux tensions musicales.
Les types de sonorités sont aussi calculées : on demande de réaccorder la corde la plus grave du violoncelle un peu plus bas, afin d’atteindre la fréquence exacte de 60 Hz. Le piano est à son tour préparé : plusieurs gommes sont fixées sur les cordes, afin d’en atténuer la fréquence spectrale, devenant des « notes percussives ». L’œuvre demande aussi de placer un objet sur la dernière demi-octave du piano, qui, une fois frappée, rappelle alors la sonorité d’un wood-block.
Tombeau, sur le modèle des œuvres funèbres dédiées à de défunts confrères, s’ouvre solennellement par un choral au piano, marqué pesante. Le registre grave et la densité des notes entraînent un masquage du timbre habituel du piano. La couleur sonore disparaît ainsi au profit de battements sonores, dont les fréquences coïncident avec les rapports rythmiques qui organisent les sections musicales. Après diverses variations sur cette suite d’accords, la texture change pour une atmosphère plus légère et rythmée portée par le piano-percussion.
Hz spectrum travaille sur la saturation de certaines notes et la répétition de patterns mélodiques, qui provoquent un déséquilibre dans la compréhension de l’écoute. Le résultat auditif ne correspond pas précisément à ce que jouent les interprètes, mais à une sorte de mirage qui vient s’imprimer au-dessus du magma de notes. Les deux antistrophes se répondent l’une l’autre dans la tradition de la tragédie grecque antique. La première propose une surface plane où violon et violoncelle tiennent un accord qui est à la limite de se rejoindre. La seconde, pour piano seul, avance sur le clavier comme sur un terrain miné : plusieurs notes, rendues sourdes par la présence de gommes dans les cordes, déforment les sonorités de l’instrument sans crier gare.
Oxygen est un bref interlude basé sur les harmoniques du violoncelle qui s’envolent parallèlement à la ligne du violon. Au piano, l’emploi d’un Ebow – archet électronique – entretient, par l’émission d’un champ magnétique, la vibration de la corde de mi bémol. Second per second scande ensuite de manière obstinée des accords telle l’alarme d’une voiture. Les micro-parasites qui apparaissent subrepticement dans l’espace métrique finissent par envahir totalement le quadrillage.
Haven clôt le parcours. Après un duo entre violon et violoncelle, sur un bourdon de ré, corde à vide, le mouvement procède sur une basse obstinée, entonnée dans l’extrême grave du clavier. Cette dernière section s’articule comme une « chaconne », qui selon son compositeur, peut caractériser l’ensemble de la pièce. Wubbels confie que if and only if s’articule telle une « chaconne de nombres, en augmentation ou en diminution par rapport à une ligne statique. », quand on restreint la pièce aux ratios des fréquences acoustiques.
Texte : Christophe Bitar
Concerts SMC Lausanne
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