Oeuvres
LIMBUS (2023)
Pierre Jodlowski + Biographie
pour 2 performers, lumières, vidéo, électronique
Dans ses deux essais L’Infini turbulent (1957) et Connaissance par les gouffres (1961), le poète belge Henri Michaux (1899-1984) se positionne face à l’existentialisme. Ce sont ses expériences hallucinogènes (qu’il mène sous l’emprise contrôlée de mescaline) qui lui font apparaître une réalité dédoublée, lui faisant prendre conscience qu’il ne suffit plus d’accepter l’absurde de la vie pour exister. Il faut aussi se rendre compte de la multiplicité des perceptions qui sont offertes à l’homme et savoir rester humble face à nos propres sensations. Ce passage par la drogue lui offre ainsi un regard out of the box sur sa propre perception quotidienne, envers laquelle il devient plus méfiant et critique. « C'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul » écrit-il.Cette prise volontaire de distance face à la réalité lui permet alors d’atteindre une meilleure connaissance, ou du moins, de l’esprit critique, face au monde qui l’entoure habituellement.
Mais « l’hallucination est infiniment plus vraie que la vue de l’ordinaire réalité » constate Michaux. En effet, si la réalité distrait par ses petites incohérences, l’hallucination est bien plus homogène dans son adéquationglobale. Les imperfections qu’elle pourrait comporter sont imperceptiblement effacées ou deviennent, fallacieusement, cohérentes avec le reste. Aussi, que reste-t-il d’authentique à nos expériences sensibles ? Doit-on se résoudre à accepter que nous portons continuellement un masque qui défait toute objectivité à nos perceptions ? Quelles implications ces considérations engendrent-elles sur notre liberté vis-à-vis du monde ? Telles sont les questions qu’ouvrent les textes d’Henri Michaux.
Changement de contexte dans LIMBUS, où l’hyper-connexion (ou hyper-addiction) aux multimédias et réseaux sociaux vient remplacer à feu doux la prise de mescaline qui conduisait les expériences de Michaux. Le compositeur constate à ce titre que « nous remplaçons peu à peu l’expérience du réel par une profusion constante d’images. En réalité, le système dans lequel nous vivons nous impose de plus en plus de restrictions, surveille, analyse et traite nos moindres faits et gestes. Dans cette joyeuse consommation généralisée de nos propres images, que reste-t-il du réel ? » Inconsciemment, nous vivons dans une réalité remplie de miroirs déformants.
Par une série de séquences qui rappellent les codes d’une série télévisée, LIMBUS nous fait pénétrer dans un univers proche du jeu vidéo, où notre expérience fictive semble plus convaincante. C’est précisément cette force de conviction du virtuel qui pousse à nous y plonger intégralement. Ainsi, le salon d’une tatoueuse ou une course sur circuit après une partie de chasse deviennent réalité par le réalisme illusoire de la projection.
Dès le titre (du latin limbus, -i, le bord, la frange), Jodlowski met l’accent sur la frontière poreuse qui sépare les univers de réalité et de fiction. Et ceux-ci, tout au long de la performance, cohabitent et s’influencent l’un l’autre. Pour mettre en œuvre celle-ci, il joue avec deux niveaux de perception sur la même scène. Au premier plan, on voit des éléments qui semblent correspondre à la réalité qui nous entoure : instruments, interprètes, éléments tangibles du théâtre musical. Au fond, la toile tirée offre des projections qui ne correspondent plus à la réalité du premier plan. L’antagonisme croissant entre ces deux univers « matériel » et « fantasmé » finit par créer une telle faille, que l’auditoire plonge irrémédiablement dans le second. Il débouche alors « sur un concert-vidéo où l’énergie semble devenue elle-aussi incontrôlable. »
Dans ce théâtre musical, les musiciens jouent autant musicalement que théâtralement, et les lumières, la vidéo-projection, le mime et la mise en scène viennent compléter une composition performative d’art total. Par leur duplicité, ils interprètent une personnalité dédoublée, rappelant que Michaux écrivait que nous n’étions pas forcément faits « pour un seul moi ». L’emploi quasi-exclusif de sons électroniques garantit cette perte de contrôle face à l’illusion du spectacle, tandis que les percussions ajoutent au crayeux d’une dystopie qui prend vie.
Le public participe également au spectacle. En se couvrant les yeux avec des masques de sommeil, il peut intentionnellement ne pas voir une partie de l’illusion théâtrale. Ainsi, changements de décors et autres transitions ne perturbent pas la mosaïque de ces tableaux plus décousus les uns que les autres. Ces moments d’oubli visuel sont tant de moments propices à des « hallucinations auditives collectives » ou d’autres effets d’illusions sonores qui garantissent une immersion dans des syndromes neuroleptiques.
Texte par Christophe Bitar
Mais « l’hallucination est infiniment plus vraie que la vue de l’ordinaire réalité » constate Michaux. En effet, si la réalité distrait par ses petites incohérences, l’hallucination est bien plus homogène dans son adéquationglobale. Les imperfections qu’elle pourrait comporter sont imperceptiblement effacées ou deviennent, fallacieusement, cohérentes avec le reste. Aussi, que reste-t-il d’authentique à nos expériences sensibles ? Doit-on se résoudre à accepter que nous portons continuellement un masque qui défait toute objectivité à nos perceptions ? Quelles implications ces considérations engendrent-elles sur notre liberté vis-à-vis du monde ? Telles sont les questions qu’ouvrent les textes d’Henri Michaux.
Changement de contexte dans LIMBUS, où l’hyper-connexion (ou hyper-addiction) aux multimédias et réseaux sociaux vient remplacer à feu doux la prise de mescaline qui conduisait les expériences de Michaux. Le compositeur constate à ce titre que « nous remplaçons peu à peu l’expérience du réel par une profusion constante d’images. En réalité, le système dans lequel nous vivons nous impose de plus en plus de restrictions, surveille, analyse et traite nos moindres faits et gestes. Dans cette joyeuse consommation généralisée de nos propres images, que reste-t-il du réel ? » Inconsciemment, nous vivons dans une réalité remplie de miroirs déformants.
Par une série de séquences qui rappellent les codes d’une série télévisée, LIMBUS nous fait pénétrer dans un univers proche du jeu vidéo, où notre expérience fictive semble plus convaincante. C’est précisément cette force de conviction du virtuel qui pousse à nous y plonger intégralement. Ainsi, le salon d’une tatoueuse ou une course sur circuit après une partie de chasse deviennent réalité par le réalisme illusoire de la projection.
Dès le titre (du latin limbus, -i, le bord, la frange), Jodlowski met l’accent sur la frontière poreuse qui sépare les univers de réalité et de fiction. Et ceux-ci, tout au long de la performance, cohabitent et s’influencent l’un l’autre. Pour mettre en œuvre celle-ci, il joue avec deux niveaux de perception sur la même scène. Au premier plan, on voit des éléments qui semblent correspondre à la réalité qui nous entoure : instruments, interprètes, éléments tangibles du théâtre musical. Au fond, la toile tirée offre des projections qui ne correspondent plus à la réalité du premier plan. L’antagonisme croissant entre ces deux univers « matériel » et « fantasmé » finit par créer une telle faille, que l’auditoire plonge irrémédiablement dans le second. Il débouche alors « sur un concert-vidéo où l’énergie semble devenue elle-aussi incontrôlable. »
Dans ce théâtre musical, les musiciens jouent autant musicalement que théâtralement, et les lumières, la vidéo-projection, le mime et la mise en scène viennent compléter une composition performative d’art total. Par leur duplicité, ils interprètent une personnalité dédoublée, rappelant que Michaux écrivait que nous n’étions pas forcément faits « pour un seul moi ». L’emploi quasi-exclusif de sons électroniques garantit cette perte de contrôle face à l’illusion du spectacle, tandis que les percussions ajoutent au crayeux d’une dystopie qui prend vie.
Le public participe également au spectacle. En se couvrant les yeux avec des masques de sommeil, il peut intentionnellement ne pas voir une partie de l’illusion théâtrale. Ainsi, changements de décors et autres transitions ne perturbent pas la mosaïque de ces tableaux plus décousus les uns que les autres. Ces moments d’oubli visuel sont tant de moments propices à des « hallucinations auditives collectives » ou d’autres effets d’illusions sonores qui garantissent une immersion dans des syndromes neuroleptiques.
Texte par Christophe Bitar
Concerts SMC Lausanne
Jeudi 18 Avril 2024 (Saison 2023-2024)
HYPER DUO
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