Quad - In memoriam Gilles Deleuze (1996)

Quad fut composé en 1996 à la demande de l'Ensemble Intercontemporain et créé en mars 1997 au Théâtre du Châtelet à Paris par Hae Sun Kang (violon) et l'Ensemble Intercontemporain sous la direction de Markus Stenz.
L'oeuvre, intitulée « concert » et non « concerto », n'emprunte pas à l'esprit dialectique de la forme romantique. L'orchestration, hybride, met en miroir le violon solo et quinze instruments. Dusapin joue cependant explicitement sur des fonctions classiques, inscrivant notamment à l'issue de l'oeuvre une cadence suivie d'une coda. Au-delà d'un tel canevas, tout se joue à un autre niveau. Et c'est là peut-être que s'inscrit la double référence, empruntée à Jasper Jones, mise en exergue par Dusapin: « Faire quelque chose, puis faire quelque chose d'autre »…
Quad est l'une des dernières pièces de Beckett, éditée en même temps que toute une série de courtes oeuvres théâtrales quasiment sans texte, mais comportant uniquement des indications scéniques. Elle est suivie d'un commentaire de Deleuze, L'Epuisé, qui met en lumière l'évolution de la langue beckettienne, sa recherche d'un épuisement du possible à travers la logique combinatoire, processus menant de l'implosion du langage à la révélation d'une image pure, irradiante, toute de « tension interne ». Quad est aussi pour Dusapin l'évocation du son de l'archet ouvrant cette oeuvre sur une note tenue grave: un son âpre, un geste de ponctuation, comme si l'oeuvre s'ouvrait sur une fin possible. Quad se présente comme un « in memoriam Gilles Deleuze ». La pensée du philosophe accompagne le compositeur depuis les années soixante-dix, où il suivit ses cours à l'Université et découvrit Rhizome, texte qui le guida dès lors dans sa recherche formelle. Deleuze, décédé alors que Dusapin écrivait les première mesures de Quad, y passe au crible de sa vision aiguë ce qui sous-tend la pensée, la culture et la science occidentales, schémas calquant notre vision du monde sur une structure arborescente, générative, proliférante et réitérante. En musique, ces schémas dicteront la forme de la variation, forme à laquelle Dusapin cherche toujours à échapper afin d'arriver à une forme ouverte, aux connexions infinies, aux directions « mouvantes ». (Ce texte sur Quad a été écrit d'après la notice du concert de création, non signée). (Philippe Albèra)